Cinéma, théâtre ou création numérique : Joséphine Derobe est une metteuse en scène sans frontière. Elle signe l’œuvre immersive Meet Mortaza, adaptée de Je savais qu’en Europe on ne tire pas sur les gens (Ed. Vendémiaire), récit autobiographique de Mortaza Jami, réfugié afghan arrivé en France depuis 2012.
Pourquoi Côme Jalibert et Interzone correspondaient-ils artistiquement à ce que vous souhaitiez pour la musique de Meet Mortaza ?
Meet Mortaza est une forme immersive et poétique de documentaire engagé qui aborde l’exil et l’asile à travers l’incroyable itinéraire de ce réfugié Afghan, entre Kaboul et Paris. Avec Côme Jalibert, à la supervision sonore, nous avons discuté dès la phase d’écriture de l’équilibre à trouver entre la part documentaire liée à l’histoire de Mortaza et la part onirique que je souhaitais pour déployer la dimension universelle de cette odyssée. Pour la musique, Côme a immédiatement suggéré Interzone, ce magnifique duo composé de Serge Teyssot-Gay et Khaled AlJaramani qui associe l’oud à la guitare électrique. Lorsque nous sommes allés les voir en concert, c’est devenu une évidence : l’association de leurs cordes Orient et Occident invite au voyage dans un univers à part, au-delà de toutes frontières.
Quelles directions leur avez-vous donné pour composer ?
Nous avons abordé les thèmes de l’exil forcé, du voyage dangereux et de l’accueil difficile en terre étrangère. Khaled et Serge ont été très réceptifs à la démarche car leur album Waiting for Spring s’inspire précisément de l’expérience que Khaled a vécue en Syrie et de son exil en France. Ils nous ont proposé de travailler à partir des compositions de cet album. Côme a adapté des passages pour l’espace sonore VR, a spatialisé les instruments et composé certaines parties en sound design musical. En même temps, nous avons fait évoluer le montage son et voix que nous avons élaboré avec le studio belge Demute : toutes les composantes sonores se sont ajustées les unes aux autres, à toutes les étapes du projet. La direction que je nous imposais n’était donc pas tant sur la création mais sur la mise en scène de cet ensemble : voix, musique, ambiances dans l’espace sonore 360°.
“La musique d’Interzone a été une évidence : l’association de leurs cordes Orient et Occident invite au voyage dans un univers à part, au-delà de toutes frontières”
Comment devient-on réalisatrice VR ?
En fonction du sujet que j’aborde, je cherche la forme, le média, qui sera le plus à même de générer les émotions et sensations que je souhaite transmettre au spectateur. J’explore donc différentes formes artistiques et peux parfois les croiser si ma proposition nécessite une expérience immersive ou sensorielle. Actuellement, je travaille sur un seul en scène au théâtre qui intègre des projections et du son. Parallèlement, j’écris un long-métrage de fiction pour le cinéma. Si j’ai choisi une installation avec un film VR et un parcours en Réalité Augmentée (AR) pour Meet Mortaza, c’est pour son côté radical : elle coupe le spectateur de son monde pour mieux le propulser dans ce voyage onirique et personnel. Les mots clés pour cette mise en scène : l’intime et le transport.
En quoi le traitement du son, de la musique, diffère-t-il sur une VR ?
Lorsque le spectateur enfile un casque de Réalité Virtuelle, il est immergé dans un monde à part entière. Il est propulsé “dedans”, il n’est pas face à un écran ou une scène. La mise en scène image et sonore est donc très différente du théâtre ou du cinéma car, dans un casque VR, c’est l’espace scénique entier qui se déploie autour du spectateur à 360° (haut-bas gauche-droite).
Ce qui m’a passionnée, c’est le travail sonore au casque. Une fois le fil rouge trouvé pour l’ensemble du film, le challenge a été “l’orchestration spatiale’’, dans chaque séquence, des éléments qui constituent l’ensemble sonore : la voix de Mortaza, les instruments, le sound design et les ambiances des paysages dans lesquels le spectateur est immergé. C’était carrément devenu une obsession. Il n’était pas seulement question de mixage mais de paysage sonore à construire autour du spectateur pour générer des émotions sans pour autant le submerger. Mes questions étaient toujours les mêmes : qui doit avoir de la présence et quand, où le placer dans l’espace, doit-il se déplacer… ? À mesure que nous tournions et montions, nous avons énormément épuré la composition sonore et simplifié le récit de Mortaza pour laisser la place au ressenti du spectateur.
Où pourra-t-on prochainement voir Meet Mortaza ?
Après une première au festival de Venise puis au FNC à Montréal, le film VR était en compétition pour les Lumiere Awards de Stereopsia mi décembre. À cause des restrictions sanitaires actuelles, seul le film VR peut circuler en festival. Or, Meet Mortaza est une expérience immersive conçue sous forme d’installation pour le public (à partir de 13 ans). Il y a d’abord le voyage géographique avec le film VR qui transporte les spectateurs sur la route de l’exil entre Kaboul et Paris, puis un parcours déambulatoire en Réalité Augmentée qui s’articule autour d’objets personnels : téléphone portable, empreinte digitale, dictionnaire… Chaque objet révèle une étape du périple administratif en France, avant de sortir de la clandestinité et d’être reconnu officiellement réfugié.
En attendant de pouvoir montrer Meet Mortaza au public, nous avons réalisé une mini série d’interviews, relayée sur le compte Instagram et la chaîne YouTube de TV5 Monde. Il s’agit de quatre épisodes de 5 mns où Mortaza livre un regard croisé sur son parcours il y a dix ans et celui des demandeurs d’asiles avec qui il travaille actuellement. Il y aborde aussi sa vie en France aujourd’hui et l’écriture de son livre, Je savais qu’en Europe on ne tire pas sur les gens.
Ophélie Surelle
Photo de couverture © DR