Sans aller jusqu’à supplanter les artistes pour créer la bande originale d’un film ou d’un jeu vidéo, l’intelligence artificielle pourrait bien devenir un outil incontournable entre le compositeur et la machine. Explications.
À les écouter discuter sur la plage, Samantha et Théodore semblent filer le parfait amour. Pour la jeune femme, cette promenade en bord de mer est si parfaite qu’elle doit capturer en musique le sentiment naissant en elle, comme la bande originale d’un souvenir. Le morceau est intitulé “Song on the Beach”. La scène serait banale et un peu mièvre si elle n’était pas tirée de Her, long-métrage mettant en scène la relation sentimentale entre un homme et une intelligence artificielle (IA). Huit ans après la sortie du film de Spike Jonze, dans quelle mesure cet extrait relève-t-il toujours du domaine de la science-fiction ? Une IA pourrait-elle composer en parfaite autonomie la bande originale d’un film, d’une série, d’un jeu vidéo ou d’un documentaire en réalité virtuelle et mettre définitivement à la retraite John Williams et ses héritiers ?
Pour bon nombre de professionnels du secteur comme Clément Souchier, fondateur et PDG de l’agence de supervision musicale Creaminal, cet horizon demeure lointain : “Il y a beaucoup de fantasmes, d’excitation ou d’inquiétude sur le sujet. Je vois difficilement une IA faire la musique d’un film dès demain. Si elle le fait, ce serait très intéressant pour l’avancée de la technologie mais aussi très certainement peu convaincant.” Si la question est posée pour la musique à l’image, c’est parce que le monde de la musique a plus généralement été secoué ces dernières années par une série d’annonces fracassantes venues alimenter l’idée d’une éventuelle mise au rancart des compositeurs. En 2019, AIVA, une start-up fondée par des Français et basée au Luxembourg, annonçait avoir transformé une courte partition pour piano signée Antonín Dvořák en une œuvre en trois mouvements. Dans ce cas, l’intelligence artificielle s’était basée sur 30 000 partitions et 115 œuvres du compositeur tchèque pour générer plusieurs centaines de possibilités, l’équipe d’AIVA ayant retenu celle qui lui paraissait la plus pertinente.
“Il faut toujours quelqu’un pour dire stop”
Même pour les IA prenant en charge une grande partie du travail et tendant vers une création automatisée, les humains vont encore avoir leur mot à dire pour Christophe Caurret, directeur de création musique de l’agence BETC : “On peut faire goûter un plat fait par un chef étoilé puis refaire goûter le même plat préparé par un robot, je pense sincèrement qu’il n’y aura pas la même saveur. A mon sens, c’est pareil pour la musique. Il y aura toujours besoin de l’humain.” Un avis partagé par Michael Turbot, en charge de la promotion des innovations développées à Paris par Sony CSL, le laboratoire du groupe japonais : “L’intelligence artificielle permet d’avoir une infinité de propositions mais il faut toujours quelqu’un pour dire “stop”. Ce n’est vraiment pas demain la veille que l’IA en sera capable. Dans la musique, il y a tellement de choses subtiles à capter. Et comme dans n’importe quel art, il n’y a pas de règle mathématique pour dire si une œuvre est vraie ou fausse.”
Ces réserves émises, l’intelligence artificielle n’en reste pas moins objet de multiples expérimentations. L’IA, au lieu de supplanter l’artiste, pourrait ainsi devenir l’un de ses outils privilégiés. “Il n’y aura pas juste d’un côté des titres composés par l’IA et de l’autre, des morceaux créés par les humains, anticipe Christophe Caurret. Les compositeurs auront par contre besoin de l’IA et s’en serviront pour apporter une nouvelle dimension à leur création.” C’est dans cette optique que la compositrice Uèle Lamore a été contactée pour travailler avec les chercheurs de Sony CSL et créer son EP Heqet’s Shadow : Return of Glycon, la bande originale d’un jeu vidéo imaginaire. L’occasion pour elle de se confronter à l’image qu’elle avait de l’intelligence artificielle. “Les gens s’imaginent un truc qui n’est pas du tout la réalité ! Même moi, je me demandais sur quoi j’allais tomber, admet l’artiste franco-américaine. Au final, pour les outils que j’ai pu tester, cela ressemble à un mélange avec des synthés et des boîtes à rythme assez étranges.”
Concrètement, Uèle Lamore a expérimenté une série d’outils, dont ceux baptisés DrumNet et BassNet. À partir du travail sur une mélodie déjà élaborée par un compositeur et des paramètres renseignés comme le nombre de notes désirées ou le rythme, ils proposent des lignes de batterie ou de basse qui leur paraissent les plus adéquates. “Ces machines ont la capacité de comprendre un problème donné et de faire une infinité de propositions pertinentes par rapport à la question. Elles ont donc un avis, mais cela ne veut pas dire qu’elles ont tout le temps raison, précise Michael Turbot. Il y a une vraie interaction : tu te mets en fait à t’engueuler avec la machine parce que tu n’es pas forcément d’accord !” De son expérience, Uèle Lamore tire la conclusion que cette technologie, aussi prometteuse soit-elle, n’est pas encore complètement au point : “Les machines ne vont pas marcher si vous n’êtes pas là à tout surveiller du début à la fin. Cela demande beaucoup de temps, de concentration et de compréhension. Pour le moment c’est encore balbutiant, mais je pense que d’ici quatre ou cinq ans, ce sera vraiment fonctionnel.”
Qui a le droit (d’auteur) ?
Quelques années durant lesquelles d’autres questions liées à l’IA, notamment légales, seront amenées à être tranchées. Dans le cas des outils utilisés par Uèle Lamore, la conception du droit d’auteur et la position du compositeur ne s’en trouvent pas bouleversées. En revanche, le débat reste ouvert dans le cas où un morceau, composé par exemple pour un long-métrage ou une série télévisée, serait créé pour l’essentiel par une intelligence artificielle. Jean-Christophe Bourgeois, directeur général de Sony Music Publishing France et président de l’association Tous pour la musique s’attend à des “discussions complexes” concernant la reconnaissance de l’IA comme un compositeur à part entière : “Le statut d’auteur est normalement lié à une personne physique, et la protection de l’œuvre à une originalité marquée par la personnalité de l’auteur. Il y a donc un frein à la reconnaissance du statut d’auteur à un logiciel ou à ceux qui l’ont développé. Mais la situation n’est peut-être pas si figée qu’on pourrait le croire. L’interprétation de la notion de personnalité de l’auteur comme facteur d’originalité d’une œuvre pouvant être difficile à mettre en lumière, un simple critère de nouveauté de la composition pourrait être pris en compte par la jurisprudence.”
Un autre débat éthique et juridique qui pourrait tourner au casse-tête concerne le plagiat. Le fonctionnement des IA dépendant en partie des morceaux dont elles ont été nourries, difficile de déterminer la véritable originalité d’une œuvre. Une intelligence artificielle qui composerait une B.O. après avoir ingurgité des centaines de compositions de Michel Legrand, Hans Zimmer ou Alexandre Desplat ferait-elle du plagiat ou devrait-on parler de simples influences ?“C’est un sujet de préoccupation pour la SACEM, les auteurs, les compositeurs ou les éditeurs, explique Jean-Christophe Bourgeois. Même si le recours à l’IA est avéré, il faut pouvoir évaluer son apport et à quel point celui-ci repose sur le traitement d’une matière première tierce, alors même qu’il me semble que les créateurs de ces intelligences n’ont pas toujours une maîtrise parfaite de la façon dont la machine est arrivée à tel ou tel résultat.” Le mystère du processus créatif, très humain au fond, serait au moins toujours de mise.
Par Vincent Gautier
Illustration : Louise Béchieau