Compositrice fétiche d’Agnès Varda, de Sans toit, ni loi aux Plages d’Agnès, l’artiste polonaise n’avait pas à rougir de la comparaison avec ses homologues masculins. Pourtant, son travail, comme celui de beaucoup de grandes créatrices, a été trop peu valorisé. Pour réparer ce déséquilibre, Sœurs Jumelles posait sa pierre à l’édifice en l’invitant à participer à une Masterclass en 2021, à Rochefort où, le temps d’une pause au soleil, elle nous accordait aussi un entretien pour raconter son parcours. L’édition 2022 de Sœurs Jumelles rendra hommage à cette grande artiste récemment disparue.
Comment avez-vous commencé à composer pour l’image ?
J’ai toujours été attirée par tout ce qui est action, image et texte. Quand j’étais toute petite fille déjà, on m’amenait au cinéma, et je pouvais rester regarder trois séances du même film. D’abord, j’ai écrit mon premier opéra. du texte et de l’image donc. C’était La Colonie pénitentiaire d’après Kafka qui devait être créé à Prague en 68, mais ce n’était vraiment pas le moment. Mais j’ai eu ma bourse française et quand je suis arrivée à Paris, on m’a dit : “Il y a des éditeurs de musique qui voudraient te rencontrer”. La création de l’opéra a eu lieu à Tours en 1972 et plein de gens du cinéma m’ont dit : “Vous sentez tellement bien l’image et le texte. Vous devez écrire pour le cinéma.”
J’ai fait d’abord des films de télévision, il fallait manger… Et, petit à petit, des films de cinéma et, en 1985, ce fut le grand départ dans le grand cinéma. Agnès Varda a tourné Sans toit, ni loi et, comme elle voulait de la musique pour cordes, elle est allée dans un grand magasin de disques des Champs-Elysées et a demandé à écouter des musiques de chambre. Elle a alors entendu mon premier quatuor à cordes qui s’appelle “La vida”, a trouvé mon adresse par la SACEM, et m’a dit : “Est-ce que vous êtes d’accord que j’emploie votre quatuor, des fragments, dans mon film ? Il faudrait aussi en écrire d’autres dans le même style pour accompagner des scènes précises.” Nous avons travaillé ensemble pendant 23 ans et sommes devenues très amies.
Quels souvenirs gardez-vous de votre collaboration avec Agnès Varda ?
Agnès était très musicienne dans l’âme, elle était très sensible à la musique. Dans Sans toit, ni loi, j’ai d’ailleurs eu la chance que ma musique accompagne de magnifiques travellings, où il n’y avait aucun autre son. Pas de dialogues, pas de bruitages, rien du tout : la musique était toute seule avec Sandrine Bonnaire. Ensuite, sur nos autres collaborations, elle me racontait le film parce qu’elle n’écrivait pas de scénario et me disait : “Tu me proposes des thèmes”. Comme j’habitais à Bruxelles, je téléphonais mes thèmes : mon mari tenait le combiné pour qu’elle puisse entendre et accepter ou pas. Elle avait des idées précises des endroits où elle voulait mettre de la musique, sur le style. Pour Kung Fu master, on savait qu’il y aurait des flûtes, des cordes… Pour Jacquot de Nantes, elle m’avait dit : “Tu ne le fais pas dans le style de Michel Legrand.”
Vous avez une formation classique. Comment les musiciens du sérail considèrent-ils votre travail pour l’image ?
Je pense qu’il y a beaucoup de jalousie du côté des musiciens classiques qui pensent toujours que ceux qui composent pour les films sont millionnaires. Ils sont aussi jaloux parce que les compositeurs de musiques de films peuvent écrire des symphonies sophistiquées, des œuvres extrêmement contemporaines, mais ils savent aussi écrire des mélodies simples qui restent dans l’oreille. Ce que la plupart de mes collègues qui ne font que de la musique contemporaine ne savent pas faire.
Débuter comme compositrice en Pologne a été difficile ?
C’est très drôle parce que, quand il y a eu l’année de la femme en 1970, j’ai été invitée à une émission de France Culture où il y avait Gisèle Halimi, Simone de Beauvoir et Agnès. C’était avant que je ne travaille avec elle. Je parlais de la situation des femmes dans mon pays natal, en Pologne, où on avait un peu une autre approche. Aujourd’hui, on retourne en arrière à cause d’un gouvernement idiot mais c’était, à mon époque, un pays matriarcal. Les femmes avaient les mêmes droits que vous. Dans cette émission de France Culture, on m’a posé des questions sur la situation des femmes et, à un moment donné, je leur ai dit : « Je n’ai jamais senti une différence entre les femmes et les hommes en Pologne, pas du tout. » C’était vrai. J’ai alors entendu Gisèle Halimi dire à Simone de Beauvoir : “Elle doit dire la vérité la Polonaise parce qu’elle a l’air très épanouie.”
En 40 ans de carrière, avez-vous senti les regards évoluer sur les femmes compositrices ?
Oui, ça change un peu. Il y a des compositrices qu’on voit et qu’on entend. Ça change surtout dans la mentalité des organisateurs de certaines choses qui croient maintenant que les femmes sont les égales des hommes. Qu’on a le même cerveau et le même talent. Mais quand vous regardez l’histoire des femmes dans pratiquement tous les domaines, ça a pris beaucoup trop de temps pour réaliser que les femmes sont extrêmement douées.
Pensez-vous avoir été invisibilisée malgré votre carrière ?
Oui, j’avais un peu disparu à un moment donné mais maintenant, ça commence à s’arranger.
Cela vous a affectée ?
Un peu parce que je suis peut-être une des rares qui a composé quatre opéras, qui a fait énormément d’œuvres symphoniques, des musiques de chambre, et justement des musiques de films. Pratiquement plus de 40 heures de musiques de films. Pour différents pays, différents metteurs en scène. Je pense que ça compte quelque part. J’ai donné des masterclasses, surtout aux Etats-Unis pendant des années, dès 1974/75. J’y allais pratiquement tous les ans, au moins deux fois, dans diverses universités. Donc ça compte. Quant je venais les premières fois, j’étais pratiquement la seule femme. Maintenant, il y a beaucoup de femmes professeures de composition. Beaucoup.
Images : Peggy Bergère
Interview : Marilyne Letertre
Montage : Anna Fonso
Photos : Marie Astrid Jamois pour Soeurs Jumelles