Rencontre
de la Musique
et de l'image

Rencontre avec Jesper Kyd, le musicien légendaire des gamers

La récente sortie du jeu vidéo Assassin’s Creed Valhalla par le géant français Ubisoft s’accompagne d’une surprise de taille pour les fans : le retour de Jesper Kyd aux commandes de la musique, aux côtés de Sarah Schachner, déjà acclamée par les joueurs en 2017 pour l’épisode se déroulant dans l’Égypte antique. La rencontre entre l’ancienne et la nouvelle génération de compositeurs permet à la saga de renouveler son langage musical, toujours aussi affûté, pour illustrer, cette fois, les aventures de guerriers scandinaves.

Kyd est une légende pour les joueurs : il a créé les premières inoubliables mélodies de la série, apportant une saveur moderne et minimaliste aux croisades et à la renaissance italienne. Il est, depuis, l’un des compositeurs de jeu vidéo les plus respectés. Né en 1972 au Danemark, désormais établi aux États-Unis, Jesper Kyd se distingue par son éclectisme, naviguant entre musique électronique, musique orchestrale et un large éventail d’hybridations intermédiaires. Son œuvre épouse parfaitement les besoins du format vidéoludique, complexe par nature, et jongle entre musique linéaire pour les phases scénarisées et musique interactive pour les phases de jeu, dits de “gameplay”, lorsque le joueur prend le contrôle de son avatar et que l’univers sonore est supposé suivre l’action “imprévisible” à l’écran. Sur les licences Hitman, Borderland, Warhammer, State of Decay et bien sûr Assassin’s Creed, Jesper Kyd fait montre d’une inventivité, renouvelant sans cesse les codes de la musique à l’image. Toujours à la recherche de nouveaux défis, il a aussi composé pour la télévision et le cinéma, de la série française (mais anglophone) Métal Hurlant Chronicles au film d’action chinois Chronicles of the Ghostly Tribe (2015) en passant par le film d’horreur indien Tumbbad (2018) et un film d’animation et de fantasy prévu pour 2021. Rencontre avec une légende vivante.


Jesper Kyd

Vous composez toutes sortes de musiques à l’image, du cinéma au jeu vidéo. Comment définiriez-vous votre style ?
Plus vous apportez de créativité à un projet, plus l’œuvre et sa bande originale seront mémorables. Comme la musique doit parfaitement épouser les contours de la narration, je me concentre particulièrement sur la manière dont je peux m’adapter aux besoins, façonner ma proposition, pour aboutir à quelque chose d’unique. Par ailleurs, je travaille sans cesse sur des projets très variés, ce qui me permet de ne pas me limiter à un certain style ou à un son en particulier. J’apprends beaucoup par ce biais, grâce à ces nombreux challenges, et j’utilise ensuite cette expérience sur les projets suivants. Je peux ainsi faire évoluer ma musique :  elle ne stagne jamais, n’est pas prévisible. Passer du cinéma à la télévision ou aux jeux vidéo me permet de conserver une certaine fraîcheur.

Écrire pour l’image requiert-il un savoir-faire particulier ?
Il faut vraiment comprendre comment les jeux ou les films sont construits pour écrire une musique qui va se connecter profondément à eux. Selon moi, l’instinct est la chose la plus précieuse que nous acquérons via l’apprentissage. La clé de la réussite est de parvenir à faire en sorte que nos musiques sonnent naturellement, comme lorsque nous voyons un athlète performer avec une aisance apparente. Mais c’est souvent difficile à accomplir. Aussi, ma démarche est la suivante : écrire une musique unique en son genre qui semble aller de soi dans le contexte du film ou du jeu. Et ce, même si l’idée de départ pouvait paraître étrange.

Certains compositeurs, comme John Williams, ne lisent jamais les scénarios…
Je ne lis pas les scripts des films sur lesquels je travaille. Généralement, je commence la composition à partir du montage.  Bien qu’un scénario puisse aider à cibler l’univers du film, rencontrer le réalisateur s’avère bien plus efficace pour moi.

Travailler avec des musiciens “live” est-il compliqué pour le jeu vidéo ?
Si nous composons une musique en plusieurs parties séparées pour ensuite les ré-assembler différemment sur la base de chaque micro-changement dans le gameplay [l’interaction du jeu et du joueur, NDLR], l’utilisation d’un orchestre live est en effet assez complexe. Mais je n’aime pas penser ma musique de cette façon. Pour le jeu vidéo, je conçois tous les morceaux qui illustrent les émotions dont l’œuvre a besoin. Il incombe ensuite au joueur de décider la nature et la durée de l’état d’esprit dans lequel il souhaite se mettre [en incarnant le personnage du jeu, NDLR]. Comme je le disais, je n’aime pas vraiment composer pour convenir aux micro-changements dans le gameplay, c’est ennuyeux à écouter et ça n’amène rien de particulier à la musique. Le résultat serait ce à quoi tout le monde s’attend, rien de plus.

“Toutes les musiques ont besoin d’avoir des limites. Dans le cas contraire, nous n’arriverions jamais à rien.”

Techniquement, comment cela fonctionne-t-il ?
Je compose des morceaux individuels qui comportent différentes sections d’instruments. Ces dernières peuvent donc être retirées ou déplacées au sein du morceau final [il s’agit ici de convenir à la fonction “interactive” de la musique de jeu vidéo, NDLR]. Je mets également en place des stems* pour chaque section, ainsi que des effets de réverbération dédiés. La composition finale peut donc être mixée en fonction des différentes sections en transparence, sans effet de transition perceptible.

Dans Assassin’s Creed en 2007, vous mélangez chants liturgiques, chants arabes et sonorités modernes pour illustrer les croisades. Votre liberté créatrice est-elle totale ?
Toutes les musiques ont besoin d’avoir des limites. Dans le cas contraire, nous n’arriverions jamais à rien, il n’y aurait plus de cadre. Avoir comme toile de fond le Moyen-Orient dans la période de la troisième croisade permet déjà une énorme liberté de création en soi. Pour la musique de ce jeu, j’ai imprégné le style de la composition avec l’idée renvoyée par l’engin futuriste “Animus” qui simule le monde passé en accédant à la mémoire ADN de nos gènes, légués par nos ancêtres [il s’agit ici du fond narratif d’Assassin’s Creed, NDLR]. Cela apporte de nombreux éléments contemporains à la partition, la musique devant apparaître comme une lecture moderne de la période historique visitée dans Assassin’s Creed [les péripéties des personnages historiques sont vécues par le prisme de leur descendant depuis l’époque moderne, NDLR].

La musique doit-elle parfois tordre les règles de la tonalité pour s’adapter à l’image ?
Je tends à ne jamais écrire que de la musique orchestrale. J’y associe toujours des idées et des instruments venus d’ailleurs, et j’agis par conséquent davantage comme un producteur de ma propre musique [en matière de musique à l’image, notamment dans le système américain hérité du cinéma, un “music producer” peut concevoir le style de musique avant de transmettre le cahier des charges au compositeur, NDLR]. Cela se traduit par l’utilisation d’une multitude de sonorités électroniques et d’instruments acoustiques peu habituels, mixés avec l’orchestre. Cela me donne énormément de possibilités lors de la création de musique atonale**.

Après dix ans, vous revenez à la série Assassin’s Creed avec Valhalla, sorti cette année. Entre temps, l’une de vos compositions issues d’Assassin’s Creed II est devenue le thème principal de toute la série…
“Ezio’s Family” est devenu le morceau préféré des fans. À titre personnel, je vois ce thème comme une façon de représenter le sacrifice que les Assassins font pour rejoindre la confrérie secrète. Ce morceau peut être adapté de multiples façons, dans pratiquement tous les styles de musique auxquels vous pourriez penser, comme le prouvent tous les remix présents sur YouTube. Son écriture étant très minimaliste, cette mélodie peut fonctionner dans de nombreuses variantes.

Les vikings dépeints dans Valhalla sont aussi et surtout natifs de votre pays d’origine, le Danemark. Comment cela se  traduit-il dans la musique ?
Je joue beaucoup d’instruments anciens sur cette bande originale, comme le jouhikko (ou tagelharpa), le crwth, le rebec, le dulcimer, des percussions métalliques, la lyra, le violoncelle, des instruments percussifs variés, des flûtes basses, des cors vikings, etc. Je les ai choisis pour insuffler une atmosphère authentique à la partition, et j’ai utilisé divers filtres et effets en les jouant directement moi-même. Toute la musique de ce jeu prend ses racines dans l’interprétation live.

La compositrice d’Assassin’s Creed Origins sur l’Égypte antique, Sarah Schachner, vous accompagne dans l’aventure…
On nous a attribué différents territoires traversés pendant le jeu pour que nous les mettions en musique [dans Assassin’s Creed Valhalla, le joueur voyage énormément par les mers, et visite ainsi de nombreux lieux, NDLR]. J’ai composé pour les séquences en Norvège, dans l’Angleterre de l’Est, la Northumbrie, le Wessex, le Jötunheim, ainsi que pour l’action se déroulant dans le présent et quelques mini-jeux [le titre est également parsemé de quêtes et challenges indépendants de l’histoire principale, sous forme de mini-jeux, NDLR]. Nous avons tous les deux écrit pour des missions scénarisées, des musiques spécifiques à certaines phases de gameplay, ainsi que pour des cinématiques.

La musique à l’image doit-elle sortir de sa condition et atteindre les salles de concert ?
Certaines bandes originales se prêtent mieux à l’interprétation live que d’autres mais, en effet, je suis un fervent partisan de la musique à l’image en concert. Je préfère cependant les représentations sans écran. Dès qu’il y en a un, nous avons tendance à le fixer et à ne plus être en phase avec l’orchestre. Avant la COVID-19, j’ai fait un concert en Pologne dans la superbe salle de concert National Forum of Music. Il n’y avait pas de projection d’images et l’expérience était sublime. La première partie était consacrée à Hitman, l’autre à Assassin’s Creed II. Il y avait beaucoup d’émotion dans la salle, grâce à l’acoustique du lieu et à la superbe interprétation de l’orchestre.

Découvrez la musique de Jesper Kyd en suivant ce lien

Par Romain Dasnoy

 

* Un stem est un groupe d’instruments mixé séparément et donc utilisable en l’état pour le mix des morceaux finaux. En musique de jeu vidéo, les morceaux “finaux” n’existent pas toujours, car ils suivent l’interaction du jeu avec le joueur. Il s’agit alors plutôt de “stem” finaux, qui sont mixés ensemble en fonction des besoins, parfois directement par le jeu. Un morceau peut alors  sonner différemment en fonction de l’action du joueur.

** La musique dite tonale est à la base de la musique occidentale depuis la Renaissance. Elle structure la musique avec des règles qui s’organisent autour de la note dite tonique, des gammes majeures et mineures, etc. Quand ces règles ne sont plus respectées ou en partie contournées, notamment à l’époque contemporaine, on parle de musique tonale faible, voire de musique atonale. Souvent, elle paraît déstructurée à l’oreille ou même dissonante (nous entendons des “fausses notes”). Elle ne suit plus nécessairement les règles de la musique tonale ou très peu et, dans le cas de la musique à l’image, peut davantage se structurer par une association d’idées visuelles plus que musicales (comme la célèbre course-poursuite dans un champ d’astéroïdes dans Star Wars).

Photos d’Assassin’s Creed Valhalla : © 2020 Ubisoft

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