Elles sont de plus en plus nombreuses, ont signé quelques-unes des bandes originales marquantes ces dernières années, mais leur travail reste trop souvent ignoré. Aussi, les compositrices sont-elles désormais réunies dans un collectif, Troisième Autrice. L’objectif : l’entraide et la visibilité.
Son nom est sur toutes les lèvres. Pour cause, Hildur Guðnadóttir a composé en 2019 les B.O. de la série Tchernobyl (disponible sur OCS) et de The Joker, pour lequel elle remportait un Oscar. Deux femmes avant elle avaient décroché la récompense suprême : Rachel Portman pour Emma en 1996, et Anne Dudley pour The Full Monty, l’année suivante. C’était alors dans la catégorie “comédie”, avant que l’académie ne décide, en 2000, de fusionner tous les “genres”. Depuis, finies les statuettes pour les compositrices… jusqu’à Hildur, devenue, malgré elle, un symbole. Pourtant, si l’Islandaise de 38 ans a gagné de nombreuses récompenses pour le film de Todd Philips et Tchernobyl, un trophée manque à son palmarès : celui décerné en France par le jury de l’Union des Compositeurs de Musiques de Films. Le 18 juin 2020, il lui préférait Alberto Iglesias, lauréat de la meilleure “partition internationale” pour Douleur et Gloire de Pedro Almodovar. Hildur Guðnadóttir était bien nommée dans cette catégorie. Mais elle était la seule. Aucune autre femme à l’horizon dans l’ensemble des nominations proposées par le jury de l’UCMF. Une sélection que le collectif Troisième Autrice, rassemblant des compositrices de musique de film, pointait du doigt dans une lettre ouverte publiée le 15 juin 2020 sur Facebook : “Il existe pourtant de nombreuses compositrices en France ayant travaillé pour le cinéma, la télévision, le court-métrage et le cinéma d’animation en 2019. En 2020, alors que l’industrie audiovisuelle tout entière s’interroge sur la place faite aux femmes, n’est-il pas temps que vous en fassiez autant ?”
Le CNC et le CNM, véritables accompagnateurs et acteurs du changement, ont ainsi placé les femmes au cœur de leurs préoccupations. De son côté, la Sacem planche sur une étude sur les femmes compositrices. Jean-François Tifiou, président de l’UCMF, estime quant à lui que les femmes compositrices représentent moins de 5% des artistes composant de la musique de film en France. Le site de l’organisation qui répertorie ses actions menées ces dernières années en faveur de la promotion des compositrices (tables rondes, prix, etc.), précise qu’elles comptent pour 9 à 10% de ses adhérents, dont beaucoup de jeunes. Autre exemple édifiant, lors du Festival de Cannes 2018, une étude Le Monde/Les décodeurs montrait qu’il n’y avait qu’une femme compositirce (contre 15 hommes) dans les films sélectionnés pour la Palme.
Troisième autrice, pour créer du lien
Les femmes sont pourtant bel et bien là, actives, créatives, et solidaires. Depuis mars 2019, elles sont plus d’une cinquantaine à avoir rejoint Troisième Autrice à l’initiative de Julie Roué (Jeune Femme, Perdrix), Florencia Di Concilio (Ava, Calamity, une enfance de Martha Jane Cannary) et Deborah Bombard-Golicki, qui a signé la musique de nombreux courts-métrages. Premier objectif : rompre la solitude dans un milieu encore très masculin. L’une d’entre elles, Béatrice Thiriet, fait figure d’autorité : à 60 ans, elle est l’auteur d’une cinquantaine de musiques de films, dont celles du Coeur des Hommes 1 et 2, de Bird People de Pascale Ferran (pour lequel elle est nommée, en 2014, au César de la meilleure musique originale) ou cette année, de Voir le jour de Marion Laine. Si elle affirme qu’être une femme ne l’a en rien freinée dans sa carrière, elle reconnaît avoir dû “travailler deux fois plus” pour être reconnue : “Il y a moins de relais, de facilités à trouver sa place. Je connaissais la trace que d’autres femmes avaient laissé dans la composition : Lili Boulanger, Alma Malher ou Germaine Tailleferre (qui, entre 1933 et 1975, a composé de nombreuses musiques de film, et dont l’époux avait refusé qu’elle travaille avec Charlie Chaplin, ndlr). Cela me mettait donc en rage d’entendre des gens, comme c’est arrivé plusieurs fois, m’expliquer que les compositrices n’existaient pas.” Elle salue la création du collectif Troisième Autrice qui libère la parole féminine : “Ce qui était contraignant, c’est qu’on me demandait de mettre en parenthèse justement cette “spécificité”. Dans le collectif, je suis une compositrice avec ma parole de femme. Une parole qu’on demande aux femmes de taire, dans tous les milieux professionnels.”
Troisième Autrice entend aussi offrir une alternative à l’isolement inhérent à la profession : “On est toute la journée face à son ordinateur, explique Julie Roué. On subit parfois des pressions des réalisateurs, des producteurs. Se parler, se donner des conseils très pratiques, c’est important.” Le collectif a mis en place des masterclass, dans lesquelles une compositrice partage son expertise sur un sujet précis, comme la réalisation de maquettes, la façon de communiquer avec les réalisateurs ou la gestion de projet : “C’est un métier de chef d’entreprise, estime Julie Roué. Selon moi, nous sommes “artistes” 5% du temps. Le reste est consacré à négocier, à tenir compte de contraintes financières et artistiques, à choisir les musiciens et les techniciens avec qui on veut travailler… De la même manière qu’on voit peu de femmes chefs d’entreprise, une compositrice peut inquiéter. On se demande si elle aura les épaules.” Notamment, pour porter un gros budget.
Briser les plafonds de verre
Car c’est là le nerf de la guerre. Selon des chiffres de l’UCMF et du SNAC (Syndicat National des Auteurs et des Compositeurs) basés sur les retours d’expérience d’un large panel de compositeurs et compositrices, le budget global consacré à la musique originale (prime de commande et fabrication avec prise édition) irait, pour un long-métrage de cinéma d’un budget moyen entre 4 et 5 millions d’euros, de 39 600 euros pour une B.O. composée en home-studio à 105 600 euros pour un travail avec grand orchestre (et de 4 300 à 20 800 euros pour un court-métrage). Le pourcentage global que la somme représente sur le budget total d’un film reste flou : Béatrice Thiriet mentionne le chiffre d’1,5 % pour le cinéma indépendant, minimum exigé par le CNC pour que le producteur puisse bénéficier de l’aide à la musique originale. Les rémunérations (prime de commande brut HT avec prise d’édition), toujours selon l’UMCF, iraient de 2 800 euros pour une moyenne de 10 mns de musique originale sur un court-métrage à 33 600 euros, pour 40 minutes sur un long-métrage. Mais rares sont celles qui, comme Pinar Toprak, autrice de la bande-originale de Captain Marvel en 2019 et de musiques additionnelles pour le jeu vidéo phénomène Fortnite en 2017, figurent au générique de blockbusters, vus par le plus grand nombre.
Le parcours d’Anne-Sophie Vernsaeyen est, en ce sens, encourageant : après avoir travaillé avec Nicolas Bedos sur ses deux films, Monsieur et Madame Adelman et La Belle Epoque (récompensé par trois César), ce dernier lui a également confié la partition de sa prochaine réalisation, OSS 117 : Alerte rouge en Afrique Noire, dont le budget global était de 19 millions d’euros.
Une visibilité importante, qui peut générer des vocations. Anne-Sophie Vernsaeyen affirme, elle aussi, n’avoir “jamais été mise dans une position inconfortable où je me suis sentie ramenée à ma condition de femme”. Mais elle a rejoint le collectif : “Il m’a notamment fait découvrir des profils féminins que je n’aurais peut-être pas rencontrés, comme Clémentine Charuel, à qui j’ai demandé de faire des relevés de partitions pour des percussions sur OSS 117.” A 26 ans, cette dernière, formée au conservatoire de Levallois en Musique à l’Image, puis au Master in Film Scoring du prestigieux Berklee College of Music (sur le campus de Valence, en Espagne) reconnaît n’avoir croisé que très peu de femmes durant ses études : “Avant Troisième Autrice, je ne connaissais aucune femme compositrice, à part deux amies. C’est important de pouvoir comparer nos expériences, expliquer ce qui est normal, ce qui ne l’est pas, comparer les budgets entre hommes et femmes, pour pouvoir mieux négocier.”
La route reste longue mais la visibilité reste le levier essentiel, avec tous les débats complexes qu’il peut générer. “Dans la branche composition musicale de l’Association pour la Promotion du Cinéma qui régit l’Académie des Césars, on a intégré en 2020 des femmes qui n’étaient pas compositrices pour assurer la parité, note Béatrice Thiriet qui en fait partie. Elles sont agent de compositeurs ou superviseuse musicale. C’est quelque chose qui ne se produirait pas dans les branches de la réalisation ou du scénario.” Depuis, une dizaine de compositrices a cependant rejoint l’Académie. “Un symbole fort”, pour le collectif et la profession, comme l’écrivait Troisième Autrice sur son compte Instagram. Le premier, on l’espère, d’une longue série.
Par Pascaline Potdevin