Julie Roué, Anne-Sophie Versnaeyen et Yael Naim sont musiciennes et compositrices de bandes originales. Ce qui est encore loin d’être une évidence dans une industrie où les femmes sont encore largement sous-représentées.
“Dans le monde de la musique, on a du mal à imaginer une femme faire certaines choses, surtout quand on la voit en duo une femme avec un homme. Le schéma simple dans la tête des gens, c’est : “Elle chante et écrit les paroles, il compose et produit””, résume Yael Naim, qui, depuis plusieurs années, compose des bandes originales. Si l’exercice la passionne, elle constate qu’entrer dans le métier est plus difficile pour les femmes. Julie Roué et Anne-Sophie Versnaeyen, deux prolifiques compositrices de BO françaises, reconnaissent de leur côté un manque flagrant de femmes dans la profession. De fait, Yael Naim reste à ce jour plus connue pour ses ventes d’albums à l’international que pour ses bandes originales. Elle a pourtant composé la musique de deux longs métrages : Grandir de Jill Coulon et Mon bébé de Lisa Azuelos. Et martèle : “Je constate qu’il y a des confrères qui font des albums et qui sont tout de suite appelés pour faire des musiques de films. Mais quand tu es compositrice, même l’information que tu es compositrice, ça a du mal à passer dans l’imaginaire collectif.”
Une inégalité de traitement qui a des conséquences concrètes, comme en témoigne le faible nombre de femmes compositrices présentes à l’Académie des César. Julie Roué, qui a notamment travaillé sur Perdrix d’Erwan Le Duc et Jeune Femme de Léonor Serraille, indique que, pour rentrer à l’Académie, il faut avoir écrit la musique d’au moins trois longs métrages. Or, là encore, c’est le cas de très peu de femmes. “Cette année, pour faire rentrer des compositrices, ils ont baissé ce chiffre à deux. Et on est toujours moins de 10 femmes !”. Elle note par ailleurs que si des exceptions arrivent -Anne Sophie Versnaeyen a signé la B.O. du dernier OSS 117-, les compositrices sont aussi rarement appelées sur les projets à gros budget : “On va trouver plus de femmes en documentaire, par exemple.”
Autre obstacle majeur à l’entrée des femmes dans le milieu des compositeurs reconnus : l’âge. Comme le souligne Anne-Sophie Versnaeyen, la vaste majorité des “grands” compositeurs ont plus de 50, voire 60 ans. Et sont des hommes. Des hommes qui ont commencé à se faire un nom à une époque où les femmes étaient encore moins nombreuses dans le métier. Aujourd’hui, la plupart des compositrices de musiques de films ont entre 35 et 40 ans, estime Anne-Sophie Versnaeyen. Elles cumulent donc deux handicaps : genre et jeunesse. Pour Julie Roué, cette barrière de l’âge est un vrai problème. Par rapport à l’image que l’on renvoie, mais aussi vis-à-vis de l’estime de soi : “J’ai eu l’impression qu’en dessous de 30 ans, on ne m’aurait pas prise au sérieux. On ne m’aurait pas confié un long métrage. Le fait d’avoir suffisamment confiance en moi n’a pas été facile”, affirme la musicienne. Anne-Sophie Versnaeyen, elle, a toutefois eu plus de chance en faisant une rencontre décisive dès la vingtaine. “Le compositeur Armand Amar m’a confié des orchestres. Professionnellement, je suis partie tout de suite ! Il n’y avait pas ce truc d’âge qui existe en effet. 25 ans, on va se dire que c’est super jeune. Alors qu’on peut être assez solide pour une direction artistique, des arrangements.”
C’est pour contrer ces stéréotypes et donner plus de visibilité à ses consœurs que Julie Roué a participé à la fondation du collectif Troisième Autrice, qui regroupe une cinquantaine de compositrices de BO. “La vocation de ce collectif, c’est d’échanger, d’être un groupe de partage et de parole. Parce qu’on fait un métier très solitaire. On serait seulement 6 % de femmes dans ce métier. Donc on se demande pourquoi on est si rares, et comment faire en sorte de l’être moins », pose la compositrice. Anne-Sophie Versnaeyen fait aussi partie du collectif. La musicienne, qui compte à son actif plus de 15 collaborations sur des longs métrages, notamment avec Nicolas Bedos, se souvient : “Troisième Autrice m’a aidée à trouver une super assistante sur OSS 117 : Alerte rouge en Afrique noire. Car je ne connaissais que des noms masculins. Et j’ai trouvé une assistante super.”
Pour beaucoup d’entre elles, les débuts de carrière se jouent plutôt dans le court métrage ou dans la pub. C’est ce qui a fait décoller la carrière de Yael Naim à l’international, à la veille de ses 30 ans. En 2008, son single New Soul est choisi pour une publicité Apple. “La bonne surprise c’est qu’il n’y avait même pas de voix off, la musique racontait l’histoire, elle était mise en valeur. À l’époque, on était seulement signées chez Tôt ou Tard, un petit label indépendant français. Apple avait décidé de nous donner un coup de pouce en nous mettant sur toutes les premières pages iTunes dans le monde entier. Je me suis retrouvée numéro 1 aux États-Unis, au Japon et en Allemagne !”. La publicité a aussi été pendant un certain temps une des activités principales de Julie Roué : “J’ai vraiment bien gagné ma vie grâce à cela. Ce n’était même pas des pubs TV mais des pubs pour les réseaux sociaux. Le taux horaire de ce travail-là est génial ! Je suis payée la même chose que pour un long métrage d’auteur sur lequel je bosse neuf mois…”
Pour la plupart des compositrices, la musique de longs métrages reste donc un métier passion, que l’on exerce une fois que l’on s’est déjà fait un nom et qu’on dispose de fonds suffisants. “Très honnêtement, faire 100 % du temps de la musique de film, je crois que ça va me rendre folle ! Je cherche un équilibre où je ne me reposerais pas uniquement sur la musique de film, qui, ces derniers temps, m’a semblé être de plus en plus sous pression et compliquée”, avoue Julie Roué, qui travaille en parallèle sur des compositions personnelles. Elle compare la situation des compositeurs de BO à celle des scénaristes : « En ce moment, ils se rebellent en disant qu’ils aimeraient bien être considérés. J’ai un peu l’impression que ces métiers où on est payés au forfait font que, coûte que coûte, on va aller au bout, quitte à se saigner, parfois pour des enjeux qui nous dépassent complètement, qui sont un peu irrationnels, ou qui sont commerciaux, et qui n’ont plus rien à voir avec la musique. C’est là que ça devient dangereux pour nous psychologiquement.” Un avis que partage Yael Naim. Aujourd’hui toutefois, la musicienne, mondialement connue, peut choisir ses projets : “J’avais envie depuis un moment de sortir de la compétition et du besoin de résultats. Privilégier une forme de bien-être et d’équité plutôt que d’être en croissance et de pousser les autres. Sortir de ce système de pyramide pour aller vers quelque chose de plus partageur. Que l’on parle du problème de la rémunération des plateformes ou de la place de l’artiste, qui se vend comme un produit.” Mais Anne-Sophie Versnaeyen, elle, se montre plus confiante en l’avenir. “J’ai vraiment une nature hyper optimiste. De toute façon, on ne sait pas. Je me dis qu’il y a toujours eu des changements. On est dans un monde qui évolue. Il y aura toujours besoin de musique. Même là, en temps de Covid, il y a des projets qui se font.”
Maud Le Rest
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