Sa musique est indissociable des films de Dominique Cabrera (Le lait de la tendresse humaine, Corniche Kennedy…) et Pascale Ferran (Lady Chatterley, Bird people…) mais elle a aussi collaboré avec Anne Le Ny (Les invités de mon père), Marc Esposito (Le coeur des hommes) ou Marion Laine (Voir le jour…). Enseignante à l’Ecole Normale de Musique de Paris, où elle a repris la classe d’Antoine Duhamel, elle a également composé Nouvelles Histoires d’Elle, un opéra de chambre récompensé du prix Nadia et Lili Boulanger à l’Académie des Beaux Arts. Rencontre avec une artiste incontournable, modèle pour la jeune génération de compositrices.
Comment est née votre vocation ?
J’ai appris la musique dès l’âge de 5 ans. Je me suis alors dit que j’aimerais faire ça toute ma vie, sans le penser comme un métier. Françoise Déhan, ma prof de piano qui a été déterminante dans mon parcours, a immédiatement dit que j’avais un don, que j’avais les capacités pour devenir concertiste. Elle m’a appris la musique avec la méthode ludo-pédagogique de Maurice Martenot, l’inventeur des ondes Martenot. Il trouvait la pédagogie musicale trop élitiste et complexe et l’avait simplifiée en misant sur le potentiel créatif musical des enfants. On a tendance à penser qu’il faut d’abord passer par la musique des autres avant de faire la sienne – ce qui n’est par exemple pas le cas pour le dessin – et lui allait contre ce schéma. A la fin de chaque cours par exemple, la prof nous disait au revoir en chantant un début de mélodie que nous devions compléter. À 6 ans et demi, pour la fête des mères, je composais un tout petit morceau pour ma maman. Cette prof a fait naître en moi l’idée d’une indépendance créative et, à 13 ou 14 ans, a convaincu mes parents de m’inscrire en Musique Études.
A cette époque, vous vous rêviez concertiste ?
Je voulais tout : être pianiste, compositrice et cheffe d’orchestre. Une grande partie de ma vie a dès lors été consacrée à la musique. Je travaillais le piano entre 4 et 5 heures par jour et, au conservatoire de Versailles, après le bac, j’ai appris l’histoire de la musique, son analyse, la composition avec Solange Anconnat et Jean Aubain … J’ai eu un parcours fléché et, à 20 ans, j’étais très bien formée musicalement. Je n’ai pas voulu théoriser pendant des années et ai préféré me lancer dans la vie active. Je donnais des cours de piano à des élèves, parfois au Conservatoire, et je faisais des petits boulots en parallèle.
Comment en êtes-vous venue à composer pour l’image ?
J’avais fini mon éducation “scolaire” de pianiste/compositrice mais comme beaucoup, j’avais envie de rock, de jazz, etc. J’ai alors rencontré une jeune bassiste de rock, Körin Növiz, qui est devenue Enzo Enzo et j’ai fait les claviers de son album. Grâce au 45T “Je veux jouer à tout”, j’ai eu quelques articles dans la presse et la journaliste qui m’interviewait pour Guitare Magazine m’a conseillé une astrologue. J’y suis allée et elle m’a parlé de cinéma et de musique de films, m’assurant que j’y ferai carrière. Elle m’a présenté un de ses clients, le réalisateur Jean-Gabriel Charruyer qui faisait son premier court Le Mal en douce, et tout a démarré… Pour gagner ma vie ensuite, j’ai fait des films d’entreprise, de la pub, un peu de télé et, un jour, j’ai reçu un coup de fil de Pascale Ferran.
Pour Petits arrangements avec les morts ?
Exactement. Du jour au lendemain, j’ai fait mon entrée dans la vie du cinéma. Entre temps, j’écrivais des œuvres personnelles que j’essayais de produire et de monter : des spectacles, un opéra… Et j’ai eu quatre filles !
“Pascale Ferran parle de rapport d’altérité avec la compositrice. Je trouve ça très juste.”
Comment aimez-vous travailler : sur le scénario ou les images ?
Il n’y a pas de règle. J’ai eu de très belles collaborations avec des gens qui m’avaient contactée au dernier moment, et inversement… Il y a des cinéastes avec lesquels nous nous suivons comme Pascale Ferran, Dominique Cabrera, Anup Singh ou Joel Farges. Ces réalisateurs font partie de ma vie : je souffre pour eux quand ils n’arrivent pas à monter leur projet, quand leur film ne trouve pas son public… On s’engueule aussi parfois. On cherche. On argumente. Je cherche des solutions mais ce sont eux qui ont le pouvoir de décision.
Votre méthode de travail diffère-t-elle selon les projets ?
Elle se résume en un mot : l’écoute. C’est dans le discours, dans le ressenti du cinéaste, que j’entrevois ce que je dois faire. Pascale Ferran parle de rapport d’altérité avec la compositrice. Je trouve ça très juste. J’ai l’impression de faire la musique que le réalisateur composerait s’il le pouvait. Ensuite, la clé, c’est aussi d’avoir suffisamment confiance en soi pour désobéir. Parfois, un cinéaste vous dira “Je n’aime pas l’accordéon ou la flûte”, mais qu’est-ce que ça veut dire ? Quelle flûte par exemple ? C’est trop vaste… Il faut savoir entendre au-delà de ces mots, ne pas s’auto-censurer si l’on sent que l’accordéon ou la flûte sont justement le bon choix. C’est une discussion à mener à deux, à trois même, avec le monteur ou la monteuse. Le montage est une troisième forme d’écriture qui aura un impact sur mon travail et celui du réalisateur.
Comment définiriez-vous votre univers musical ?
Je crois appartenir à une école. Mon héritage, c’est la musique française : Debussy, Ravel, Fauré… Dans mon travail pour le cinéma, j’essaie de moderniser et de simplifier une écriture sophistiquée. Je veille aussi à y introduire des éléments de liberté pour les interprètes. On a souvent comparé mon style à celui de Maurice Jaubert qui a travaillé pour François Truffaut sur Adèle H. Il mettait du silence dans les partitions et avait saisi qu’il fallait parfois raccourcir les temps de musique, éviter les belles images nappées de musique. Comme lui, je travaille plus sur la césure et le module musical, que sur la grande phrase musicale qui vous enveloppe. Je me sens aussi en filiation avec Antoine Duhamel : j’ai l’impression que nous venons de la même famille d’écriture.
Avez-vous rencontré des freins dans votre carrière parce que vous êtes une femme ?
Je n’en étais pas consciente sur le coup mais c’est évident. J’ai fait des films d’hommes et de femmes mais c’est sur la régularité et la confiance que cela se joue. Il suffit de regarder les agences de compositeurs de musique de films. Il n’y a quasiment que des hommes. J’ai trop longtemps été l’exception qui confirme la règle, la femme parmi les hommes. Longtemps, à Cannes, nous étions deux ou trois à l’international dans l’ensemble de la sélection. Idem dans les coffrets César… Je suis d’ailleurs membre de l’Assemblée Générale des César et nous avons dû simplifier les critères pour faire entrer plus de femmes et atteindre la parité : autrefois, il fallait avoir fait trois films en cinq ans pour être membre et aujourd’hui, nous sommes passés à deux films en dix ans, dont le dernier il y a cinq ans. C’était la solution pour pallier au manque d’opportunités auxquelles font encore face les compositrices et d’autres métiers du cinéma. Et d’ailleurs, dans ma branche, ça n’a pas suffi : je suis la seule compositrice face à quatre compositeurs. Les trois autres femmes sont des non compositrices, des superviseuses et agent. Je sais que tout le monde n’est pas de mon avis mais je trouve cela scandaleux. Je respecte les superviseurs mais c’est encore une façon d’invisibiliser le travail des compositrices.
Comment se manifestent concrètement les disparités sur le terrain ?
A mon avis, les compositrices sont contraintes de céder davantage sur leurs conditions de travail. Un jour, un producteur de film m’a dit que les compositrices étaient plus à l’aise que les hommes sur les petits budgets. Ridicule. C’est juste qu’elles sont hélas habituées parce qu’on ne leur propose pas les gros budgets et qu’elles ont vraiment besoin de bosser ! Il faut plus de poissons pilotes, de pionnières, pour casser ce schéma archaïque.
Sentez-vous cependant le changement arriver ?
Une porte a été ouverte et j’espère y avoir un peu contribué. J’ai fait des émissions sur les compositrices, je milite depuis longtemps dans les cercles féminins… Mais les compositrices souffrent d’une double invisibilisation : on parle trop peu de la musique de films et quand vous êtes une femme, c’est double peine. Je crois que les jeunes compositrices doivent s’unir, d’où mon soutien à Troisième Autrice qui leur permettra d’échanger, de ne pas se sentir isolées, de prendre confiance. Je travaille aussi en parallèle sur la mise en place d’un autre réseau un peu plus large, qui intégrera des autrices et des compositrices de tous genres. Il faut multiplier ce genre d’initiatives pour gagner du terrain et envoyer un message positif aux futures générations.
Quels seraient les autres leviers de changement selon vous ?
Il faudrait que les institutions publiques sortent notre métier de sa zone d’ombre. Par exemple, notre profession n’est jamais comptabilisée dans leurs études, notamment celle du CNC sur la place des femmes dans l’industrie. Il serait temps d’y remédier.
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Par Marilyne Letertre
Photo de couverture © Livia Saavadera